La raison a son terrorisme : dogmatiques, implacables, certains rationalismes le sont jusqu’à l’inhumain et leur fanatisme a ensanglanté et ensanglante encore l’histoire humaine.
Mais le cœur a aussi son type de terrorisme et notre époque semble l’oublier : la multiplicité des petits cœurs qui s’accrochent aux voitures, aux produits alimentaires, aux vêtements… et que nous utilisons sur les écrans pour dire, sans nuances, « j’adore » ou « j’aime », devrait nous interroger. Cette douceur nous englue et, paradoxalement, permet à la violence de s’insinuer d’autant plus efficacement qu’elle devient la seule manière de s’affirmer face à la mollesse et la mièvrerie qui la provoquent.
Ce cœur-là fait croire que nous sommes aimés, mais il n’a pour tout souci que de se défier de la raison au même titre que le rationalisme ne cesse de se méfier du cœur. Il propose une sentimentalité facile, commercialisable, sans lien avec la réalité d’une relation appelée à durer.
Hypnotisés par tous ces cœurs aux allures inoffensives, enfants et adolescents confondent donc agressivité et fermeté, violence et force intérieure, absence de rigueur et liberté, attirances instantanées et désirs profonds.
Quand on fait croire qu’aimer, c’est se dispenser d’affronter les conflits – inévitables – qui jalonnent le parcours amoureux, comment ne pas privilégier l’amourette passagère en négligeant le sentiment durable de la tendresse au profit d’une satisfaction éphémère et narcissique ?
Comment, dans ces conditions, envisager que les corps ne se consomment pas et ne se dégustent pas comme des chocolats ou des sorbets ?
Comment ne pas penser que la jouissance peut sans dommages se passer de réjouissance et se limiter à un corps à corps sans visage ?
Comment croire qu’il y a un temps pour aimer et que la maturité est la condition d’une relation épanouissante ?
Il s’agit donc, en effet, de s’inquiéter devant l’extrême précocité des relations sexuelles et du recours aux sites pornographiques pour s’informer et devenir attirants et performants. L’érotisme s’en trouve dévoyé et au lieu d’être une énergie positive, il est réduit à être une forme brute de conquête, privée de sensibilité, uniquement attentive à l’intensité des sensations, ce qui induit au cynisme et repose, par ailleurs, sur des exactions comparables à celles de l’esclavage.
La pornographie distille ainsi son poison de dépersonnalisation, en exploitant l’ignorance, l’immaturité et la grande vulnérabilité de ses adeptes. Elle les emprisonne tragiquement dans la laideur.
Or, dans le domaine de l’amour, il est essentiel de s’en référer à la beauté : beauté de la maturation d’une histoire entrevue comme une aventure longue et donc périlleuse, beauté d’une gestuelle et de l’expression d’un visage, beauté de l’amitié sans laquelle il n’existe pas de véritable amour.
Loin du code vulgaire imposé par la pornographie, l’amour se découvre et s’invente au fur et à mesure qu’il est accueilli dans sa nouveauté, son imprévisibilité : des premiers regards jusqu’aux premières scènes, des premières réconciliations jusqu’aux premières distanciations fondamentales et parfois douloureuses qui permettent au rapprochement initial de ne pas devenir fusionnel et liberticide mais de se prolonger harmonieusement.
C’est dire à quel point, l’amour est le premier enfant du couple et qu’il convient de le faire grandir sous le double regard de la rationalité et de la cordialité. Et que c’est exigeant.
Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas au nom d’une morale plus ou moins bien-pensante qu’il faut impérativement combattre la facilité d’accès aux sites pornographiques. C’est au nom de la dignité à laquelle chaque enfant a droit, pour réaliser – de manière saine – sa croissance et accéder à la maîtrise progressive de son affectivité. Il existe – bon an, mal an – un art d’aimer sans se détruire et sans détruire l’autre et il serait bon de le rappeler à la jeunesse et au monde désenchanté dans lequel nous vivons actuellement. Avec les fleurs de la St Valentin sans doute, mais surtout avec une intelligence souple et un cœur conscient, en se souvenant que la raison peut être aimante et que le cœur peut être raisonnablement vigilant.
M.-P. Oudin